Conception, maintenance, formation, production : les applications de réalité virtuelle et augmentée se multiplient. Et les industriels s’en emparent.

Sur l’écran, le moteur réel apparaît en gris, le câble virtuel à brancher en rouge, agrémenté d’instructions de montage. Face à l’imposant engin de deux mètres de largeur en cours d’assemblage, l’opérateur vérifie en temps réel qu’il fixe le harnais, un ensemble de câbles, au bon endroit. Une aide décisive pour ce qui constituera, in fine, un inextricable puzzle de 25 000 éléments. La réalité augmentée a fait irruption chez Safran en décembre 2016. Et pas n’importe où : au cœur des deux lignes d’assemblage du site historique de Villaroche (Seine-et-Marne), chargées de produire le moteur Leap, qui équipera les Airbus A 320neo et les Boeing 737 MAX. La réalité augmentée doit permettre au groupe de réaliser une montée en cadence de la production jamais vue dans l’histoire de l’aéronautique. À savoir, parvenir, d’ici à l’horizon 2020, à sortir 1 000 Leap par an, contre une centaine d’unités en 2016.
« Le dispositif est mis en place sur seulement un poste sur cinq de chaque ligne d’assemblage, précise Kamal Bessri, le responsable des méthodes dans l’usine de Villaroche. Mais la réalité augmentée pourrait s’étendre à deux, voire trois postes. » Après avoir testé, début 2016, un dispositif léger pour le contrôle du montage – avec une tablette dans une main et une caméra dans l’autre –, les équipes de Safran ont opté pour un système fixe. Conçu avec l’aide de la PME Theoris, il est équipé de caméras et cibles infrarouges pour assurer la parfaite superposition entre l’image réelle et les composants virtuels, avec une précision de 2 millimètres. « Ce système de réalité augmentée réduit de 30 % le temps de l’opération sur ce poste, précise Kamal Bessri. Surtout, il nous permet d’atteindre dès le lancement de la production notre objectif zéro défaut. »
Superposer au monde réel des données numériques : apparue il y a quelques années, la réalité augmentée séduit les industriels français qui, à l’image de Safran, installent ce nouvel outil high-tech sur leurs chaînes de production. Il permet de simplifier des tâches complexes, d’améliorer le contrôle qualité et de développer la maintenance à distance. Airbus s’est résolument engagé dans cette voie. Sur la ligne d’assemblage de l’A 330, les yeux des compagnons regardent à travers des lunettes connectées. Elles leur indiquent où précisément fixer les supports des sièges en cabine. De quoi s’y retrouver dans une interminable rangée de trous identiques ! Un exercice devenu un casse-tête avec le maquis des placements des fauteuils qu’impose la personnalisation croissante des avions. Accenture, qui a accompagné l’avionneur dans la mise en place de cet outil, en résume les gains : temps de placement des supports des sièges divisé par cinq, taux d’erreur égal à zéro et confort de travail accru.
Le rôle décisif de l’électronique grand public
La science-fiction débarque en usine et cela n’a rien d’étonnant. L’industrie a été pionnière de la réalité virtuelle. Il y a vingt ans, les constructeurs automobiles ont lourdement investi dans cette technologie, se dotant à coups de millions d’euros de salles d’immersion. Ces fameux Cave (Cave automatic virtual environment), qui plongent celui qui y pénètre au cœur d’un environnement virtuel projeté sur les murs, le sol et le plafond. « L’industrie a financé les premiers logiciels », rappelle Sébastien Kuntz, le fondateur de Middle VR, une start-up spécialisée dans le software de réalité virtuelle.
Principal intérêt de cette technologie ? Réduire les phases de conception avec la virtualisation de maquettes physiques chères et longues à produire. « Nous pouvons visualiser le problème mécanique d’un moteur en réalité virtuelle, illustre David Nahon, le directeur du laboratoire de réalité immersive de Dassault Systèmes. Cela permet de le voir à l’échelle et d’explorer l’équipement. » La réalité virtuelle intéresse également les domaines de la vente ou de la formation. La société Emissive, spécialisée dans la création d’expériences immersives, a par exemple développé un outil de formation immersif autour du ferroviaire, qui sera prochainement accessible aux salariés de la SNCF, afin de les former à la sécurité des opérations de maintenance.
L’engagement des grands acteurs de l’automobile et de l’aéronautique ne doit pas cependant faire illusion. La vaste majorité du tissu industriel français reste encore bien loin des lunettes connectées. La réalité virtuelle a beau être une technologie maîtrisée, « le pourcentage d’industriels équipés est encore faible », pointe Sébastien Kuntz. Le coût des centres d’immersion est bien souvent rédhibitoire pour les PME, même si certains sont mutualisés, comme celui que vient d’ouvrir Grenoble INP, ou accessibles à la location. Quant à la réalité augmentée, toute récente, elle n’en est qu’à la phase d’appropriation. « Il y a très peu d’utilisations réellement déployées » dans l’industrie, observe Alexandre Bouchet, du centre de recherche lavallois Clarte.
L’irruption de l’électronique grand public dans ces réalités pourrait bien changer la donne. Pokémon Go, l’application mobile de jeu la plus téléchargée en 2016, a fait découvrir la réalité augmentée à la moitié de la planète. À Noël, les casques de réalité virtuelle se sont accumulés sous les sapins. L’appétit du grand public pour les réalités alternatives suscite la ruée des fabricants, qui multiplient les produits. La force de frappe de la high-tech a un impact immédiat : les prix des casques chutent et les performances s’améliorent. Les développements logiciels visant à satisfaire les gamers, grands consommateurs de réalité virtuelle, ouvrent de nouveaux horizons pour l’industrie. « Il y a un gros transfert de savoir-faire du jeu vidéo vers les applications professionnelles, car nous avons une maîtrise parfaite de la 3D et de la physique », souligne Sebastian Wloch, le PDG d’Asobo, situé à Bordeaux (Gironde). Ce studio spécialisé dans le jeu vidéo vient de créer une marque spécifique, Holoforge, pour répondre à la demande des industriels.
L’accélération devrait être d’autant plus forte que le smartphone devient un vecteur de ces technologies. Grâce à Google Tango, on peut scanner son environnement avec son smartphone et générer des objets numériques. Le constructeur BMW a annoncé, début janvier, tester cette application pour la vente de ses automobiles. Les clients peuvent créer des voitures virtuelles avec lesquelles interagir. « Les cas d’usage vont s’élargir pour les consommateurs et surtout pour les industriels, avertit Maxence Tilliette, d’Accenture. Avec les nouveaux terminaux téléphoniques, nous allons voir arriver des applications concrètes dans six mois. » Pour le consultant ABI Research, la messe est dite : les applications industrielles de réalité augmentée et virtuelle vont exploser dans les deux prochaines années.
Des technologies clés pour l’industrie du futur
« L’industrie a besoin d’être rassurée par rapport à ces technologies », tempère le consultant Jean-Luc Dutheil. En particulier pour la réalité augmentée : la robustesse et l’autonomie des outils doivent s’améliorer pour qu’ils intègrent les ateliers. Et leur mise en œuvre devra s’alléger. « Les applications sont très complexes à développer et à utiliser, et nécessitent des infrastructures souvent lourdes pour faire marcher le tout, quel que soit le support », reconnaît Kayvan Mirza, le PDG d’Optinvent, un fabricant rennais d’outils connectés. Les sirènes du virtuel ne doivent pas faire perdre le sens… des réalités. Spécialiste de ces technologies, le consultant Grégory Maubon se souvient d’un client du secteur de la mécanique qui avait un problème de localisation de conteneurs dans son usine. Tout à sa volonté de modernisation, il visait une solution reposant sur la réalité augmentée. Grégory Maubon l’a ramené à la bonne vieille réalité : un simple marquage QR Code, « moins cher, plus robuste et moins long à mettre en place que son projet initial ».
Reste que s’il faut garder les pieds sur terre, l’avenir de la réalité augmentée et virtuelle est tout tracé. « Ce sont des technologies clés de l’industrie du futur », tranche Slaheddine Frikha, de l’Alliance pour l’industrie du futur. Avec elles, « plus besoin de connaître par cœur un produit ou un équipement, on peut se concentrer sur la valeur ajoutée, vante Moundir Rachidi, chargé de l’industrie du futur au Boston Consulting Group. Cela me rappelle le téléphone portable à ses débuts. Il faut que cela devienne une seconde nature pour les entreprises. » Pour s’en convaincre, la définition de la réalité augmentée par Grégory Maubon est éclairante : « Accéder sur le terrain à la bonne information, au bon moment et au bon endroit. » À l’heure où la donnée s’affiche en pétrole du xxie siècle, jouer avec les réalités s’impose.
« Les Français sont loin d’être les derniers »
Christophe Chartier, PDG d’Immersion, entreprise bordelaise spécialisée dans la réalité virtuelle depuis vingt ans
- L’industrie française s’est-elle approprié la réalité virtuelle et augmentée ?
Nous sommes loin d’être les derniers. Nous pouvons être fiers des acteurs industriels qui utilisent depuis vingt ans les technologies de réalité virtuelle. En 1994, à nos débuts, les casques existaient depuis plus de dix ans, mais coûtaient environ 200 000 dollars. Ils étaient très lourds, avec des stations graphiques énormes, et ne faisaient tourner que quelques polygones animés.
- Peut-on parler d’une généralisation de la diffusion de ces technologies ?
Pas encore. Toutes les entreprises ne sont pas prêtes. Le frein n’est pas toujours financier, car il y a des aides. Le véritable frein, c’est la résistance au changement et la peur de perdre son savoir-faire. Cependant, sous l’impulsion des industriels, ces technologies ont infusé le tissu économique français. L’éclosion de la french tech reflète aussi cette prise en main.
- Quelle est la principale évolution de la réalité virtuelle ?
Le travail collaboratif. C’est pour cela, par exemple, que nous avons lancé la plate-forme de location vr-bnb, qui permet aux entreprises ayant une salle d’immersion de réalité virtuelle de la rentabiliser ou de communiquer sur leur innovation. L’enjeu, aujourd’hui, c’est de pouvoir décider, à un « instant T », avec n’importe qui, n’importe où.
Une croissance effrénée
Prévisions du marché mondial de la réalité virtuelle et augmentée
- En 2017 moins de 10 milliards de dollars
- En 2018 20 milliards de dollars
- En 2019 plus de 40 milliards de dollars
- En 2020 80 milliards de dollars
Source : Digi-Capital
L’abécédaire de la réalité virtuelle et de la réalité augmentée
- Réalité virtuelle : L’utilisateur est plongé dans un environnement virtuel et coupé du monde réel. L’immersion sensorielle est visuelle, parfois sonore, et même haptique (ressenti tactile et retour de force).
- Réalité augmentée : Les systèmes de réalité augmentée superposent au monde réel des données numériques en temps réel. Ils permettent une interaction en plus d’afficher des informations.
- Réalité mixte : Des éléments virtuels complexes sont intégrés de façon dynamique dans le monde réel, avec lequel ils coexistent et interagissent.
- Cave : Cave automatic virtual environment, ou salle d’immersion virtuelle. L’utilisateur se trouve au cœur d’un environnement virtuel projeté sur les murs, le sol ou le plafond de la pièce.
- Casques : Les casques de réalité virtuelle, développés pour le grand public, permettent, à moindre coût, une immersion dans un environnement virtuel. Ils prennent aussi la forme de grosses lunettes.
www.usinenouvelle.com/editorial/quand-l-industrie-chausse-ses-lunettes.N494604